INTERVIEW ET TEXTE DE ETIENNE COLLIGNON, 10 septembre 2014

 

Nous rencontrons Alain de Vulpian, sociologue, fondateur de Cofremca, Sociovision auteur de nombreuses publications dont « A l’écoute des gens ordinaires. Comment ils transforment le monde » (Editions Dunod, 2003)[1]. Dans un entretien avec Etienne Collignon, il partage sa vision de l’apprenance et nous parle de lui-même comme personne apprenante.

 

Alain, qu’est-ce que l’apprenance ?

La vie est apprenance. S’il n’y a plus d’ajustements, les décalages se creusent et la vie s’arrête.

D’après Varela l’organisme vivant (de la petite cellule au plus complexe) est autopoïétique, c’est-à dire qu’il se construit lui-même en réagissant à sa façon à son environnement.

Le cerveau humain est d’une extraordinaire plasticité ; le cerveau est d’une complexité telle qu’il ne peut pas être programmé. A la naissance il n’est pas achevé ; il est au tiers de son volume et de sa complexité. L’homme naît non achevé. C’est une bonne nouvelle ! Il apprend en réagissant à son environnement. Il apprend énormément au cours des premières années de sa vie (il se forme et se transforme) et il continue à apprendre tout au long de son existence.

Il y a une distinction que j’ai envie de faire : la vie nous apprend et nous fait grandir, mais nous conditionne en même temps. Elle nous éduque. Elle nous domestique.

Il y a l’apprenance qui ferme et l’apprenance qui ouvre. Pendant 100 000 ans, les chasseurs cueilleurs vivaient en petits groupes, avec peu de hiérarchie ; ils pratiquaient une fabuleuse apprenance très enrichissante ; puis des despotes sont arrivés et nous sommes entrés dans une ère d’apprenance conditionnante. Ainsi se sont développées les civilisations, avec leurs villes, hiérarchies, stockages, guerres. La civilisation occidentale est encore dans ce modèle.

Nous sommes probablement en train d’entrer dans une apprenance nouvelle où les humains peuvent de plus en plus développer au mieux leurs potentiels. C’est une évolution amorcée depuis un siècle qui avance rapidement en ce moment. Cette apprenance déconditionnée arrive par le bas. Elle va modifier l’éducation organisée et la remettre en question ; c’est très positif ; l’homme devient conscient de ses conditionnements.

 

Quelle est l’importance du cerveau dans cette évolu-tion ?

Les neurosciences nous rappellent qu’on n’utilise qu’une partie du potentiel de notre cerveau, 10 % environ disent certains (mais on ne sait pas). (Voir le film Lucy).

Le potentiel rationnel du cerveau a été énormément développé après Descartes ; quant au potentiel spirituel, nous sommes en train de l’ouvrir de plus en plus.

Le sociologue allemand Norbert Elias a montré comment on est passé d’une féodalité médiévale à une rationalité affichée. Le rationnel a été extrêmement privilégié. L’émotionnel, l’affectif ont été déclassés.

Aucune population humaine n’a développé à la fois le rationnel, le spirituel et l’émotionnel autant que nous depuis un siècle.

Mes équipes ont montré que les nouvelles cohortes avaient formé des personnalités très différentes ; ce n’était plus interdit d’être émotionnel, affectif, sensoriel, spirituel.

David Riesman a décrit la transformation des personnalités chez les jeunes et chez les parents, ce qui a débouché sur la révolution des jeunes en 1965 et 1968.

En parallèle il y a eu une reprise de l’importance du cerveau spirituel. Je ne sais pas bien dire ce que c’est. Matthieu Ricard a montré les liens entre cerveau et méditation. Il y a des activités du cerveau qui s’apparentent à une dimension spirituelle ; c’est le chamanisme, le spiritisme, le christianisme ; on le trouve dans toutes les espèces humaines.

La vie a d’extraordinaires capacités de survie et de complexification. Voir les travaux de Maturana et Varela. Les hommes ont un cerveau très malléable. C’est la seule espèce qui a réussi à s’adapter à une variété de conditions de climat et a su faire évoluer son cerveau pour tirer parti d’une très large variété d’environnements. En même temps l’espèce humaine est toujours très vulnérable. Elle est en danger. L’industrialisation détruit notre biotope.

 

Comment se situent les acteurs dans ces changements ?

Parlons de ces changements proches de nous, car les problèmes et évolutions en Inde et en Chine sont différents.

Ici, de plus en plus de personnes recherchent l’autonomie, la capacité à décider par elles-mêmes. Il y a ainsi beaucoup de vitalité et d’appétit chez les jeunes.

Dans notre société, une partie des grandes entreprises ont du mal à abandonner la hiérarchie et les procédures. Notre système politique est englué ; la vie politique est coupée de la société réelle. Une autre société s’installe en catimini (think tanks par exemple, une foule de ce que j’appelle les nouveaux animaux).

Pour les écologistes idéologues, il faut arrêter l’industrie mécanique. Mais une industrie informatique et biologique est en train de se développer qui est vivable à long terme. Il faut réussir le passage de l’une à l’autre.

La clé du développement, c’est l’autonomie, la liberté de la personne. Celle-ci a développé la perception de ses sensations et de ses émotions. En 1950, elle avait du mal à exprimer ses émotions ; depuis elle a su entrer au contact de ses émotions. Elle perçoit son cheminement mental et ainsi se libère. Simultanément, elle devient plus intuitive, plus socio-perceptive, plus empathique. Les hommes du XVIIIe siècle avaient moins d’empathie que nous. Aujourd’hui nous sentons que le vivant est système et nous avons l’intuition des systèmes dans lesquels nous sommes entraînés. Nous devenons une personne au fur et à mesure que nous interagissons. Vous et moi nous grandissons ensemble.

Il se développe une intelligence collective ou une émotion collective. Elle nous sert à exister en collectivité et anticiper.

Les neurosciences nous apportent des informations très importantes. Ainsi, la découverte des neurones miroirs : il y a des types de connexion entre les hommes qui ne sont pas verbales, qui ne sont pas intellectuelles. Il existe du rationnel, émotionnel et spirituel collectif. Les « Near Death Expérience » sont solidement établies.

Alain Berthoz montre par son concept de Simplexité comment les humains en général se sont adaptés à la complexité du monde.

Il y a des relations systémiques dans le cerveau entre les émotions, les actions, les réflexions, le vécu. Tu te transformes, cela transforme tes actions et ton vécu.

 

As-tu une pratique d’observation de toi-même comme personne apprenante ?

Oui et non. Il faut distinguer l’observation volontaire et l’observation inconsciente. Ou l’observation inconsciente et l’observation intellectualisée.

Il y a trois niveaux : l’observation du fait, vivante ; l’observation intellectualisée ; et l’observation volontaire. Je pratique les trois niveaux.

Dans ma vie personnelle et mon développement personnel, il y a eu un moment très important vers 1952 / 1953 : la découverte de Carl Rogers et la pratique de l’empathie rogérienne.

Il y a des personnes obsédées par l’observation d’elles-mêmes. J’ai toujours pensé qu’il fallait m’en protéger.

Comment ? Il faut écouter ses propres profondeurs. Être branché sur ses émotions. Se sentir connecté au Grand Tout. Et laisser venir les directions qui nous conviennent. Il faut trouver les contextes dans lesquels l’intuition vitale est éveillée et savoir l’écouter.

J’aime vivre le meilleur de moi-même dans des groupes et des contextes qui m’inspirent. J’aime me sentir connecté ainsi au Grand Tout, où notre cœur peut parler et laisser venir la vie.

Il y a deux sociétés étrangères l’une à l’autre, la société officielle et la société vivante. Nous entrons de plus en plus dans une société où l’on nous invite à respirer. L’éducation sera davantage centrée sur le développement des potentiels de chacun. C’est la civilisation du développement du potentiel. Aujourd’hui elle jaillit « Bottom-up ».

 

[1] En 2016, il publie Eloge de la métamorphose. En marche vers une nouvelle humanité, Préfacé par Alain Berthoz, Professeur honoraire au Collège de France. Prix de l’essai de l’Académie française 2016. Ed Saint-Simon.
En 2018, avec Irène Dupoux-Couturier, Homo sapiens à l’heure de l’intelligence artificielle : La métamorphose humaniste. Préface de Peter Senge. Ed Eyrolles.